PREMIÈRE LECTURE – Livre du prophète Isaïe, 35, 1…10
1 Le désert et la terre de la soif,
qu’ils se réjouissent !
2 Le pays aride, qu’il exulte
et fleurisse comme la rose,
qu’il se couvre de fleurs des champs,
qu’il exulte et crie de joie !
La gloire du Liban lui est donnée,
la splendeur du Carmel et du Sarone.
On verra la gloire du Seigneur,
la splendeur de notre Dieu.
3 Fortifiez les mains défaillantes,
affermissez les genoux qui fléchissent,
4 dites aux gens qui s’affolent :
« Soyez forts, ne craignez pas.
Voici votre Dieu :
c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu.
Il vient lui-même et va vous sauver. »
5 Alors se dessilleront les yeux des aveugles,
et s’ouvriront les oreilles des sourds.
6 Alors le boiteux bondira comme un cerf,
et la bouche du muet criera de joie.
10 Ceux qu’a libérés le Seigneur reviennent,
ils entrent dans Sion avec des cris de fête,
couronnés de l’éternelle joie.
Allégresse et joie les rejoindront,
douleur et plainte s’enfuient.
Je commence tout de suite par le mot difficile de ce texte : au milieu de promesses magnifiques, Isaïe parle de la vengeance de Dieu. Voilà pour nous l’occasion de découvrir une fois pour toutes ce que veut dire ce mot dans la Bible ! Car Isaïe lui-même l’explique très clairement. Il prêche au sixième siècle, au moment de l’Exil à Babylone : à cette époque-là, visiblement, il y a des gens qui s’affolent, puisque le prophète dit : « Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux qui fléchissent. Dites aux gens qui s’affolent… » Et c’est pour les rassurer qu’il annonce la vengeance de Dieu : « Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu. » Et il en donne aussitôt la définition : « Votre Dieu vient lui-même et va vous sauver. » Il continue : « Alors s’ouvriront les yeux des aveugles et les oreilles des sourds, alors le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie. »
Cela veut dire qu’au moment où ce texte a été écrit, l’expression « vengeance de Dieu » est non un épouvantail mais une promesse de salut. C’est donc un sens extrêmement positif du mot « vengeance » ; dans ce texte, il est bien clair que Dieu ne se venge pas des hommes, il ne prend pas sa revanche contre les hommes, mais contre le mal qui atteint l’homme, qui abîme l’homme ; sa revanche c’est la suppression du mal, c’est comme dit Isaïe « les aveugles qui voient et les sourds qui entendent, les boiteux qui bondissent et les muets qui crient de joie, les captifs qui sont libérés ». Quelle que soit l’humiliation physique ou morale que nous ayons subie, il veut nous libérer, nous relever.
Mais il faut bien dire qu’on n’a pas toujours pensé comme cela ! Le texte d’Isaïe est assez tardif dans l’histoire biblique (sixième siècle av. J.-C.) ; il a fallu tout un long chemin de révélation pour en arriver là. Au début de son histoire, le peuple de la Bible imaginait un Dieu à l’image de l’homme, un Dieu qui se venge comme les humains.
Puis, au fur et à mesure de la Révélation, grâce à la prédication des prophètes, on a commencé à découvrir Dieu tel qu’il est, et non pas tel qu’on l’imaginait ; alors le mot « vengeance » est resté dans le vocabulaire mais son sens a complètement changé ; nous avons déjà vu plusieurs fois dans la Bible ce phénomène de retournement complet du sens d’un mot : c’est le cas pour le sacrifice, par exemple, et aussi pour la crainte de Dieu.
Très concrètement, quand Isaïe écrit le texte de ce dimanche, le salut auquel aspirent ses contemporains, c’est le retour au pays de tous ceux qui sont exilés à Babylone ; ils ont vécu les atrocités du siège de Jérusalem par les armées de Nabuchodonosor ; et maintenant, l’exil n’en finit pas ! Cinquante années, de quoi perdre courage. Ce n’est pas par hasard qu’Isaïe leur dit « Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux qui fléchissent, dites aux gens qui s’affolent : Prenez courage, ne craignez pas ». Pendant ces cinquante années, on a rêvé de ce retour, sans oser y croire. Et voilà que le prophète dit « c’est pour bientôt » : « Ceux qu’a libérés le Seigneur reviennent, ils entrent dans Sion avec des cris de fête ». (verset 10).
Pour rentrer au pays, le chemin le plus direct entre Babylone et Jérusalem traverse le désert d’Arabie ; mais cette traversée du désert, Isaïe la décrit comme une véritable marche triomphale… mieux, une procession grandiose : le désert se réjouira, le pays aride exultera et criera de joie, il « jubilera » dit même le texte hébreu… Le désert sera beau… et alors là on pense à ce qui est le plus beau au monde pour un habitant de la Terre Sainte à l’époque : ce qui est le plus beau au monde, ce sont les montagnes du Liban, les collines du Carmel, la plaine côtière de Sarone ! Alors on dit : le désert sera aussi beau et luxuriant que ces trois paysages réputés pour leur beauté ! Beau comme les montagnes du Liban, beau comme les collines du Carmel, beau comme la plaine côtière de Sarône… 1
Et tout cela sera l’œuvre de Dieu : « Il vient lui-même et va vous sauver… » ; c’est cette œuvre de salut que le prophète appelle « la gloire de Dieu ». Il dit : « On verra la gloire du SEIGNEUR, la splendeur de notre Dieu. » Et Isaïe continue : « Ceux qu’a libérés le Seigneur reviennent, ils entrent dans Sion avec des cris de fête », et l’on sait que le mot « rachetés », dans la Bible, veut dire « libérés » ; tout comme le mot « rédemption » signifie « libération ».
La Loi juive prévoyait une règle qu’on appelait le « rachat » 2 : lorsqu’un débiteur était obligé de vendre sa maison ou son champ pour payer ses dettes, son plus proche parent payait le créancier à sa place et le débiteur gardait donc sa propriété (Lv 25, 25) ; si le débiteur avait été obligé de se vendre lui-même comme esclave à son créancier parce qu’il ne possédait plus rien, de la même manière son plus proche parent intervenait auprès du créancier pour libérer le débiteur, on disait qu’il le « revendiquait ». Il y avait bien un aspect financier, mais il était secondaire : ce qui comptait avant tout, c’était la libération du débiteur.
Le génie d’Isaïe a été d’appliquer ces mots à Dieu lui-même pour nous faire comprendre deux choses : premièrement, Dieu est notre plus proche parent ; deuxièmement, il veut nous libérer de tout ce qui nous emprisonne. Et c’est pourquoi nous chantons si volontiers « Alléluia » qui veut dire « Dieu nous a amenés de la servitude à la libération ».
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Notes
1 – Le Liban est le pays voisin au Nord d’Israël, il est réputé pour ses forêts de cèdres. En Israël même, le Carmel, au Nord-Ouest, est la petite chaîne montagneuse la plus boisée du pays. Le Sharône est la plaine fertile qui borde la Méditerranée entre le Carmel et Jaffa.
2 – Le racheteur s’appelait le « Go’el » ; ce mot ne se trouve pas dans les versets lus ce dimanche, mais il apparaît au verset 9 ; (au verset 10, c’est un synonyme). Nous sommes donc bien dans ce cadre-là.
PSAUME – 145 (146), 7-8. 9-10
7 Le SEIGNEUR fait justice aux opprimés,
aux affamés, il donne le pain,
le SEIGNEUR délie les enchaînés.
8 Le SEIGNEUR ouvre les yeux des aveugles,
le SEIGNEUR redresse les accablés,
le SEIGNEUR aime les justes.
9 Le SEIGNEUR protège l’étranger.
il soutient la veuve et l’orphelin.
10 D’âge en âge, le SEIGNEUR régnera
Nous n’avons lu ici que quatre versets de ce psaume qui en comporte dix et nous n’avons donc pas entendu les Alléluia du premier et du dernier versets. Pour être ainsi encadré par le mot « Alléluia » qui signifie littéralement « Louez Dieu », ce psaume est tout entier un chant de louange et de reconnaissance. Il a été écrit après le retour de l’Exil à Babylone, peut-être pour la dédicace du Temple restauré.
Le Temple avait été détruit en 587 av. J.-C. par les troupes du roi de Babylone, Nabuchodonosor. Cinquante ans plus tard (en 538 av. J.-C.), quand Cyrus, roi de Perse, a vaincu Babylone à son tour, il a autorisé les Juifs, qui étaient esclaves à Babylone, à rentrer en Israël et à reconstruire leur Temple. Vous savez que cela n’a pas été sans mal, de graves dissensions étant apparues entre ceux qui rentraient au pays, pleins d’ardeur et ceux qui s’y étaient installés entre temps. Il a fallu l’énergie et l’obstination des prophètes Aggée et Zacharie pour que les travaux soient quand même menés à bien : ils ont duré de 520 à 515 sous le règne de Darius. La dédicace de ce Temple rebâti a été célébrée dans la joie et dans la ferveur. Le livre d’Esdras raconte : « Les fils d’Israël, les prêtres, les lévites et le reste des déportés firent dans la joie la Dédicace de cette Maison de Dieu ». (Esd 6, 16).
Ce psaume est donc tout imprégné de la joie du retour au pays. Une fois de plus, Dieu vient de prouver sa fidélité à son Alliance : déjà au moment de l’Exode et de la sortie d’Égypte, et maintenant, avec la sortie de Babylone, il a relevé son peuple, il l’a « vengé » au sens où l’entend Isaïe (voir la première lecture). Quand Israël relit son histoire, il peut témoigner que Dieu l’a accompagné tout au long de sa lutte pour la liberté : « Le SEIGNEUR fait justice aux opprimés, le SEIGNEUR délie les enchaînés ». Au cours de sa marche au désert, pendant l’Exode, Dieu lui avait envoyé la manne et les cailles pour sa nourriture : « Aux affamés, il donne le pain ». Et c’est ainsi que, peu à peu, on a découvert ce Dieu qui, systématiquement, prend parti pour la libération des enchaînés et pour la guérison des aveugles, pour le relèvement des petits de toute sorte.
Ce n’était pas l’idée que l’on se faisait spontanément du Créateur de l’univers et il a bien fallu toute la révélation biblique pour accepter cette représentation surprenante de Dieu : c’est l’honneur et la fierté du peuple d’Israël d’avoir révélé à l’humanité le Dieu d’amour et de miséricorde ; « miséricorde », cela veut dire « des entrailles qui vibrent à la souffrance ». Vous vous souvenez peut-être de cette phrase superbe que nous avions lue il y a quelques semaines dans le livre du Siracide « Les larmes de la veuve coulent sur les joues de Dieu » (Si 35,18 lu dans le commentaire de la première lecture du trentième dimanche ordinaire de l’année C). Notre psaume ne dit pas autre chose : « Le SEIGNEUR soutient la veuve et l’orphelin ».
À son tour, le peuple était invité à imiter Dieu, à se conduire avec la même miséricorde vis-à-vis de tous les opprimés de toute sorte. Et vous savez bien que, pour éduquer le peuple à se conformer peu à peu à la miséricorde de Dieu, la Loi d’Israël comportait beaucoup de règles de protection des veuves, des orphelins, des étrangers. Quant aux prophètes, c’est sur ces critères-là entre autres qu’ils jugeaient de la fidélité d’Israël à l’Alliance.
À un autre niveau de lecture, au fur et à mesure qu’il vit dans l’Alliance avec Dieu, le peuple croyant découvre peu à peu que Dieu le transforme en profondeur : « Aux affamés, il donne le pain », le pain matériel, oui… mais il y a au cœur de chacun d’entre nous une faim plus profonde ; à ces affamés-là, Dieu donne le pain de sa parole… « Le SEIGNEUR ouvre les yeux des aveugles » ; il y a des aveuglements d’un autre ordre et beaucoup plus graves en définitive ; à ceux-là aussi, Dieu ouvre les yeux. « Le SEIGNEUR délie les enchaînés », il y a d’autres chaînes que celles des prisons, les chaînes de la haine, de l’orgueil, de la jalousie… et le croyant peut témoigner que Dieu peu à peu, le délivre de son cœur de pierre.
Alors on comprend que ce psaume soit encadré par des Alléluia ; je vous rappelle le sens que la tradition juive attache à ce simple mot « Alléluia » : « Dieu nous a amenés de la servitude à la liberté, de la tristesse à la joie, du deuil au jour de fête, des ténèbres à la brillante lumière, de la servitude à la rédemption. C’est pourquoi, chantons devant lui l’Alléluia » 1.
Bien sûr, les Chrétiens relisent ce psaume en l’appliquant à Jésus-Christ : non seulement il a nourri ses contemporains en multipliant pour eux les pains ; mais désormais il offre à chaque génération de baptisés le pain de son eucharistie ; c’est lui aussi qui a affirmé « Je suis la lumière du monde. Celui qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres ; il aura la lumière qui conduit à la vie. » (Jn 8, 12). C’est en lui, enfin, que l’humanité peut accéder pleinement à la liberté et à la vie ; sa résurrection est la preuve que la mort biologique n’enchaîne pas les baptisés : « le SEIGNEUR délie les enchaînés. »
Dernière remarque sur ce psaume : la Bible affirme que nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu ; il nous arrive de nous demander en quoi. Nous avons ici au moins une réponse et un encouragement : la réponse, c’est chaque fois que nous intervenons en faveur d’un malheureux, quel qu’il soit, aveugle, sourd ou muet, prisonnier, étranger, nous sommes l’image de Dieu.
L’encouragement c’est : chaque fois que vous avez fait quelque chose pour le plus petit d’entre les miens, vous avez hâté le jour du Règne de Dieu… Vous connaissez l’histoire de cette catéchumène découvrant le récit de la multiplication des pains par Jésus et demandant « pourquoi ne le fait-il pas aujourd’hui pour tous les affamés du monde ? » Après un petit silence, elle avait murmuré : « Il compte peut-être sur nous pour le faire ?… »
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Note
1 – Ce commentaire à propos de la Pâque juive se trouve dans le Talmud qui regroupe de nombreux commentaires des rabbins. Le Talmud comprend deux grandes parties : la Mishnah et la Gemara. Voici la référence du commentaire de l’Alléluia : Mishnah ; Pesahim V, 5.