Apparemment, il n'y a rien de nouveau dans la réponse de Jésus aux Pharisiens : eux-mêmes auraient fort bien pu répondre à la question tout seuls, car on connaissait parfaitement ces deux
commandements tous deux inscrits dans la Loi d'Israël : Tu aimeras le Seigneur, tu aimeras ton prochain.
- « Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit » : c'est dans le Livre du Deutéronome au chapitre 6, cela fait partie de la profession de foi
juive, le Shema Israël ;
- « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », c'est dans le livre du Lévitique (Lv 19, 18).
Mais alors, pourquoi la question des Pharisiens et cette réponse de Jésus sont-elles présentées par Saint Matthieu comme un épisode important de la polémique entre Jésus et les Pharisiens ?
Le contexte, ici, est important : nous sommes toujours, chez Saint Matthieu, dans la dernière étape de la vie terrestre de Jésus, entre son entrée triomphale à Jérusalem et sa Passion. Les
discussions se succèdent entre celui que la foule a reconnu comme le
Messie et les autorités religieuses, qui, croient-elles, ont, seules,
autorité pour reconnaître le véritable
Messie. Jésus a raconté trois
paraboles (celle des deux fils, celle
des vignerons homicides et enfin celle du banquet nuptial et de la robe de noces). C'est le tour des autorités religieuses, maintenant, de lui poser trois questions, dans l'intention de le
prendre au piège : celle sur l'impôt à payer à César, celle sur la
résurrection des morts et enfin, celle d'aujourd'hui : «
Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? »
On interroge Jésus sur la Loi, il répond par deux phrases de la Loi ; mais il n'établit pas une hiérarchie entre les six cent-treize commandements de la Loi, ni même entre ces deux-là qui sont
semblables, à ses yeux ; il dit « ces deux-là donnent sens à tous les autres » : « Tout ce qu'il y a dans l'Ecriture - dans la Loi et les
Prophètes - dépend de ces deux
commandements ».
Il est vrai que la Loi, mais aussi les
Prophètes liaient très fort ces deux commandements ; pour la
Loi, il suffit de relire le Décalogue, ce que nous appelons les dix commandements : les commandements concernant la conduite envers Dieu sont immédiatement suivis des commandements concernant
la conduite envers les autres. Et l'ensemble de la Loi, nous l'avons revu avec le texte du livre de l'Exode qui nous est proposé en première lecture, quand elle dictait la conduite envers les
autres, spécialement envers les pauvres, les veuves, les orphelins, les immigrés, le faisait au nom du Dieu de l'Alliance, ce Dieu que l'on devait aimer de tout son coeur et de toute son
âme...
Quant aux
Prophètes, ils n'avaient fait que rappeler ce lien entre les
deux commandements : Isaïe, par exemple : «
Le jeûne que je préfère, n'est-ce pas ceci : dénouer les liens
provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient, bref, que vous mettiez en pièces tous les jougs ! » (Is 58, 6) ou encore Michée :
« On t'a fait connaître, ô homme, ce qui est bien, ce que le SEIGNEUR exige de toi : rien d'autre que le respect du droit, l'amour de la fidélité, la vigilance dans ta marche avec Dieu » (Mi 6,
8).
En résumé, dans la Loi comme chez les
Prophètes,
la grande
leçon c'était « si vous voulez être les fils du Dieu qui vous a libérés, soyez des libérateurs à votre tour ». Ce qui veut dire que l'expression « tu aimeras » engage une
conduite concrète, beaucoup plus qu'un sentiment.
Sur tous ces points, les Pharisiens étaient certainement d'accord, et là se repose la question du début : pourquoi y avait-il matière à polémique ? On peut imaginer deux raisons :
Premièrement, Jésus invite ses interlocuteurs à sortir de l'esprit légaliste : les Pharisiens discutaient à longueur de temps pour savoir quel commandement était le plus important ; quand un
conflit de devoirs se présentait, il fallait bien hiérarchiser les divers commandements ; et leur question porte bien là-dessus : « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? » Jésus
les appelle à une conversion radicale : avec Dieu on n'est pas dans le domaine du calcul, de ce qu'il faut faire pour être en règle ; on est sous la seule loi de l'amour. Saint Paul, l'ancien
Pharisien scrupuleux, qui a fait l'expérience de cette conversion, dira dans la lettre aux Romains « Vous n'êtes plus sous la loi mais sous la
grâce » (Rm 6, 14). Et si l'on
entre dans la logique de l'amour, ces deux commandements sont semblables, dit Jésus, ils sont de même nature ; bien sûr, car il n'y a pas deux sortes d'amour ! Celui dont on aimerait Dieu et
celui dont on aimerait nos frères ; le second est la vérification du premier ; comme dit Saint Jean : « Si quelqu'un dit : J'aime Dieu, et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur. En effet,
celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, ne peut pas aimer Dieu qu'il ne voit pas. » (1 Jn 4, 20).
Deuxièmement, Jésus met en garde les Pharisiens :
il y a des manières d'appliquer la loi qui la trahissent ; elle a été donnée par Dieu pour être un chemin
de liberté et de vie, mais on peut très bien en faire un esclavage et même parfois un chemin de mort : par exemple quand le commandement du repos sabbatique vous conduit à
laisser à l'abandon un malade ou un mourant, la loi qui dicte le service du frère est trahie.
Donc, ce que Jésus cherche à faire comprendre aux Pharisiens, c'est qu'ils risquent, au nom même de la Loi, d'oublier le commandement de l'amour.
Il est certain que c'est un thème cher à Saint Matthieu : lui, le seul des évangélistes à citer deux fois la phrase du
prophète Osée « C'est la
miséricorde que je veux et
non les sacrifices » (Osée 6, 6)
[1] ; lui aussi, le seul à rapporter la
parabole du jugement dernier « chaque fois que vous l'avez fait à
l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 40).
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Note
1 - Matthieu cite cette phrase du prophète Osée une première fois dans le récit de sa vocation
(Mt 9, 13) ; la deuxième fois, c'est précisément à l'occasion d'une controverse de Jésus avec les Pharisiens sur une question similaire à celle de ce dimanche. Il s'agit de l'épisode des épis
arrachés dans un champ de blé par les disciples un jour de sabbat. Les Pharisiens reprochent à Jésus ce
manquement : « Vois tes disciples qui font ce qu'il n'est pas permis de faire le jour du
sabbat. » Jésus leur répond : « Si vous aviez compris ce que signifie : C'est la miséricorde que je veux, non le sacrifice, vous n'auriez pas
condamné ces hommes. » (Mt 12, 1-8).