Il apparaît dans plusieurs lettres de Saint Paul qu'il se fait une gloire de travailler de ses mains pour ne pas être financièrement à la charge de la communauté chrétienne. Il semble que, dans
l'Eglise de Corinthe, certains de ses adversaires aient trouvé dans ce comportement un argument contre lui : puisque Paul n'use pas de son droit d'être rétribué, c'est qu'il veut échapper à
tout contrôle. Est-il authentiquement l'
apôtre qu'il prétend être ? Paul présente ici les raisons
profondes de sa conduite. S'il se montre à ce point désintéressé, c'est pour que l'on sache bien qu'il « ne roule pas pour lui » ; il ne considère pas l'annonce de la Bonne Nouvelle comme
l'exercice d'un métier dont il pourrait tirer quelque avantage que ce soit, mais l'accomplissement de la mission qui lui est confiée. Il est en « service commandé » et c'est cela qui le rend
libre.
« J'annonce l'
Evangile, c'est une
nécessité qui s'impose à moi » : Paul n'a pas choisi d'annoncer l'évangile, on le sait bien ; ce n'était pas prévu au programme, pourrait-on dire ! Il était un Juif fervent, cultivé, un
Pharisien : tellement fervent qu'il a commencé par persécuter la toute nouvelle secte des Chrétiens. Et puis sa conversion imprévisible a tout changé ; désormais, il a mis son tempérament
passionné au service de l'évangile. Pour lui, la prédication est une fonction qui lui a été imposée lors de sa vocation : comme si, à ses yeux, on ne pouvait pas être Chrétien sans être
apôtre. Il sait bien que s'il a été
appelé par Dieu, c'est POUR le service des autres, ceux qu'il appelle les « païens » ; il le dit dans la lettre aux Galates : « ...Celui qui m'a mis à part depuis le sein de ma mère et m'a
appelé par sa
grâce, a jugé bon de
révéler en moi son Fils afin que je l'annonce parmi les païens... » (Ga 1, 15).
Comment ne pas penser à la vocation de certains
prophètes ; Amos, par exemple : « Je n'étais pas
prophète, je n'étais pas fils de
prophète, j'étais bouvier, je traitais les
sycomores ; mais le Seigneur m'a pris de derrière le bétail et le Seigneur m'a dit : Va, prophétise à Israël mon peuple. » (Am 7, 14). Ou encore Jérémie : « La Parole du Seigneur s'adressa à
moi : Avant de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu sortes de son ventre, je t'ai consacré ; je fais de toi un
prophète pour les nations. (Jr 1, 4-5). Un
prophète, par hypothèse, est toujours un
homme POUR les autres. Dans l'évangile de Marc, que nous lisons dans cette même
liturgie, Jésus dit bien que c'est POUR annoncer la Bonne Nouvelle
qu'il est venu.
Cette conscience de sa responsabilité fait dire à Paul une phrase très forte qui nous surprend peut-être : « Malheur à moi si je n'annonce pas l'évangile ! » Cela ne veut pas dire qu'il a peur
d'une sanction quelconque ou qu'il ressent une menace extérieure pour le cas où il ne remplirait pas sa mission ; mais quelque chose comme « Si je n'annonçais pas l'
Evangile, je serais le plus malheureux des hommes » : cette passion
nouvelle pour l'évangile est devenue une seconde nature. Parce que cette découverte qu'il a faite, il brûle de la partager.
Elle est là sa joie et sa récompense : simplement savoir qu'il a accompli sa mission. Paul n'est pas un prédicateur itinérant qui vend ses talents d'orateur en faisant des conférences payantes
ici ou là ; il est en service commandé : « C'est une nécessité qui s'impose à moi... Je ne le fais pas de moi-même, je m'acquitte de la charge que Dieu m'a confiée. » Cette dernière expression
était celle qu'on employait pour les esclaves ; si bien qu'on pourrait résumer ainsi les versets 17-18 : si j'avais choisi ce métier moi-même, je me ferais payer comme pour tout autre métier ;
mais en réalité, je suis devenu l'esclave de Dieu, et un esclave n'est pas payé, comme chacun sait ! Mais pourtant ma récompense est grande, car c'est un grand honneur et une grande joie
d'annoncer l'évangile : traduisez « Ne recevoir aucun salaire, voilà mon salaire » ; cet apparent paradoxe est la merveilleuse expérience quotidienne de tous les serviteurs de l'évangile.
Car la gratuité est le seul régime qui s'accorde avec le discours sur la gratuité de l'amour de Dieu. Bien sûr, il faut vivre et assurer sa subsistance
; mais Paul nous dit très fort ici que la prédication de l'Evangile est une charge, une mission, une vocation et non un métier.
En accomplissant de tout coeur la tâche qui lui est imposée, l'apôtre est gratifié de la joie de donner : en cela il est à
l'image de celui qu'il annonce.
Cette prédication n'est pas seulement paroles mais aussi tout un comportement : « J'ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles » ; de quelle sorte de faiblesse parle-t-il ? Je
m'explique : cette phrase traduit le contexte dans lequel Paul écrit : les membres de la communauté de Corinthe n'ont pas tous eu le même parcours, comme on dit. Certains sont d'anciens Juifs,
devenus Chrétiens, comme Paul ; mais les autres sont d'anciens non-Juifs ; ils n'étaient pourtant pas des païens, à proprement parler ; ils avaient une religion, des dieux, des
rites... leur
Baptême et leur entrée dans la communauté chrétienne leur ont
imposé des changements d'habitudes parfois radicaux. Par exemple, dans leur ancienne religion, ils offraient des sacrifices à leurs idoles et mangeaient ensuite la viande des animaux sacrifiés,
dans une sorte de repas sacré. En adhérant à la foi chrétienne, ils ont évidemment abandonné ces pratiques : on sait que l'entrée en
catéchuménat imposait des exigences très strictes.
Mais il peut leur arriver d'être invités par des proches ou des amis païens1 ; par exemple, on a retrouvé des cartes d'invitation à une réception dans un Temple à Corinthe, dont voici la
formule : « Antoine, fils de Ptolémée, t'invite à dîner avec lui à la table du Seigneur Sarapis (l'un des nombreux dieux de Corinthe), dans les locaux du Sarapeion de Claude... » suivent le
jour et l'heure. Quand on est un Chrétien sûr de sa foi (Paul dit « fort ») on n'a aucun cas de conscience à accepter ce genre d'invitations : puisque les idoles n'existent pas, on peut bien
leur immoler tous les animaux que l'on voudra, ces sacrifices n'ont aucun sens et donc ces repas ne sont pas un blasphème à l'égard du Dieu des Chrétiens.
Un Chrétien sûr de sa foi est assez libre pour cela. Et il préfère ne pas peiner sa famille ou ses amis en refusant une invitation.
Mais il y a des Chrétiens moins sûrs d'eux, ceux que Paul appelle les faibles : ils savent bien, eux aussi, que les idoles ne sont rien... Mais ce genre de problème les trouble encore ; d'une
part, ils risquent d'être choqués en voyant certains Chrétiens participer à ces banquets. D'autre part, s'ils suivent cet exemple, ils risquent de vivre ensuite dans une épouvantable
culpabilité. Paul donne alors des conseils de prudence à ceux qui n'ont pas ce genre de scrupules : « Prenez garde que cette liberté même, qui est la vôtre, ne devienne une occasion de chute
pour les faibles. Car si l'on te voit, toi qui as la connaissance, attablé dans un temple d'idole, ce spectacle risque de pousser celui dont la conscience est faible à manger lui aussi des
viandes sacrifiées... » (1 Co 8, 9-10). Et il conclut « Si un aliment doit faire tomber mon frère, je renoncerai à tout jamais à manger de la viande, plutôt que de faire tomber mon frère » (1
Co 8, 13). Ici, il dit la même chose dans d'autres termes : « J'ai partagé la faiblesse des plus faibles pour gagner aussi les faibles. »
Dans les chapitres 14 et 15 de la lettre aux Romains, il reprendra le même thème : « Le Règne de Dieu n'est pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans
l'
Esprit Saint... Recherchons donc
ce qui convient à la paix et à l'édification mutuelle... Tout est pur, certes, mais il est mal de manger quelque chose lorsqu'on est ainsi occasion de chute... C'est un devoir pour nous, les
forts, de porter l'infirmité des faibles et de ne pas rechercher ce qui nous plaît » (Rm 14, 17-20 ; 15, 1).
--------------------------------
Note
1 - Par exemple, on a retrouvé des cartons d'invitation à une réception dans un Temple à Corinthe, dont voici la formule : « Antoine, fils de Ptolémée, t'invite à dîner avec lui à la table du
Seigneur Sérapis (l'une des nombreuses divinités de Corinthe), dans les locaux du Serapeion de Claude... » suivent le jour et l'heure.