On imagine bien dans quelle ambiance Jésus a célébré ce dernier repas : dans tout Jérusalem, on préparait la Pâque ; d'innombrables agneaux étaient égorgés au Temple pour être ensuite partagés
en famille ; dans les maisons, c'était le premier jour de la fête des pains sans levain (on disait des « azymes »), les femmes débarrassaient méticuleusement la maison de toute trace du levain
de l'année écoulée pour accueillir le levain nouveau, huit jours plus tard.
Depuis des siècles, ces deux
rites
commémoraient
la libération d'Egypte, au temps de Moïse : ce jour-là, Dieu était « passé » parmi son peuple pour en faire un peuple
libre ; puis, au Sinaï, il avait fait Alliance avec ce peuple et le peuple s'était engagé dans cette Alliance, « Tout ce que le SEIGNEUR a dit, nous y obéirons » (nous l'avons
entendu dans la première lecture) parce qu'
il faisait confiance à la Parole du Dieu libérateur ; et le psaume 115/116 répétait en écho « Je suis, SEIGNEUR,
ton serviteur, moi dont tu brisas les chaînes ».
Désormais, pour toutes les générations suivantes, célébrer la Pâque, c'était entrer à son tour dans cette Alliance, vivre d'une manière nouvelle, débarrassée des vieux ferments,
libérée de toute chaîne. Car faire mémoire, ce n'est pas seulement égrener des souvenirs, c'est vivre aujourd'hui de l'oeuvre inlassable de
Dieu qui fait de nous des hommes libres.
Il est clair, dans cet évangile, que Jésus a choisi d'inscrire ses derniers instants dans cette perspective-là, perspective d'Alliance,
perspective de vie
libérée : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, répandu pour la multitude. » Ce soir-là, il ne fait aucun doute pour personne qu'il parle de sa mort et de son sang qui va
être répandu ; mais voilà qu'il donne à sa mort le sens d'un Sacrifice d'Alliance avec Dieu, dans la ligne de celui de Moïse au Sinaï. Le problème, c'est qu'il ne pouvait être question pour
aucun Juif, même pas pour les
disciples,
d'envisager le moins du monde la Passion du Christ comme un sacrifice : Jésus n'est pas
prêtre, il n'est pas de la tribu de Lévi, et surtout son
exécution s'est déroulée hors du Temple, hors même des murs de Jérusalem ; or seul un
prêtre pouvait offrir des sacrifices à Dieu et ce ne pouvait être
que dans le Temple de Jérusalem. Enfin, et c'est beaucoup plus grave, il n'était pas possible en Israël d'envisager la mort d'un homme comme un sacrifice susceptible de plaire à Dieu : il y
avait des siècles qu'on savait cela. Ceux qui ont exécuté Jésus n'ont jamais eu l'intention d'accomplir un sacrifice : ils ont cru se débarrasser purement et simplement d'un mauvais Juif qui, à
leurs yeux, troublait la vie et la religion du peuple d'Israël.
Pourtant, c'est clair, Jésus, lui, donne à sa mort le sens d'un sacrifice, le sacrifice de l'Alliance nouvelle : mais en donnant désormais un tout autre
sens au mot « sacrifice ». Là, il est dans la droite ligne du prophète Osée qui avait bien dit (mais on ne l'avait pas encore
suffisamment compris) : « C'est la miséricorde que je veux et non les sacrifices, la
connaissance de Dieu et non les holocaustes » (Os 6, 6). A bien comprendre Osée, le vrai sens du mot « sacrifier » (sacrum facere, en latin, faire sacré) c'est tout simplement connaître Dieu et
lui ressembler en faisant oeuvre de miséricorde ; les deux vont ensemble, c'est clair. Jésus est
venu nous montrer jusqu'où va cette miséricorde de Dieu : elle va jusqu'à pardonner à ceux qui
tuent le maître de la Vie. Désormais, ceux qui veulent bien regarder vers le crucifié, et y reconnaître le vrai visage de Dieu, sont frères du Christ : ils connaissent, tel qu'il est vraiment,
le Dieu de tendresse et de pitié, et, à leur tour, ils peuvent vivre, dans la tendresse et la pitié. Finalement, c'est cela, être des hommes
libres. Parce que nos pires chaînes sont celles que nous dressons entre nous.
Voilà la vie nouvelle à laquelle nous sommes invités et qui est symbolisée par le pain sans levain, le pain azyme : c'est la raison pour laquelle notre Eglise est restée fermement attachée à la
tradition des pains azymes pour fabriquer les hosties ; quand Jésus a dit « Ceci est mon Corps », il avait entre les mains un morceau de pain sans levain, une « matsah » :
il annonçait ainsi une nouvelle manière d'être homme, pure, c'est-à-dire libre. Il nous invitait, comme dit la lettre aux Ephésiens, à « revêtir
l'homme nouveau, créé selon Dieu, dans la justice et la
sainteté qui viennent de la vérité. » (Ep 4, 24).
Dans ce sens-là, Jésus peut bien être comparé à l'agneau pascal : non pas qu'il serait une victime égorgée pour plaire à Dieu, mais parce que le sang de l'agneau pascal signait l
'Alliance entre le Dieu libérateur et son peuple ; le nouvel agneau pascal, parce qu'il dévoile enfin aux yeux des hommes le Vrai Visage de Dieu libère
les hommes de toutes leurs fausses images de Dieu et alors l'Alliance est possible. C'est parce qu'il est en lui-même l'
incarnation de l'Alliance qu'
il peut vivre tous ces événements en homme libre « Ma vie, on ne me la prend pas, c'est moi qui la donne. » L'acceptation libre, volontaire de sa mort, est bien le
summum de la liberté ; il en a la force parce que, pas un instant, il ne doute de son Père. C'est sur ce chemin-là qu'il nous entraîne ; désormais, pour participer au « bonheur
qui vient » (deuxième lecture), nous accomplissons ce que Jésus nous a dit de faire « en mémoire de lui ». Ce « bonheur qui vient », c'est l'humanité enfin rassemblée dans l'amour autour de lui
au point de ne faire qu'un seul Corps ; pour être en union avec Dieu, il nous suffit désormais d'être en communion avec Jésus-Christ.
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Compléments
Voici l'une des prières qui est dite pendant le repas pascal juif : « Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, roi du monde, qui fais sortir le pain de la terre. Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu,
roi du monde, qui nous as sanctifiés par tes ordonnances, et nous ordonnas de manger le pain azyme. »
Saint Paul : « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain fait lever toute la pâte ? Purifiez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle, puisque vous êtes sans levain. Car le Christ, notre
Pâque, a été immolé. Célébrons donc la fête, non pas avec du vieux levain, ni avec du levain de méchanceté et de perversité, mais avec des pains sans levain : dans la pureté et dans la vérité.
» ( 1 Co 5, 6 - 8 ).